COLONIE 14402 – ZONE DES FALAISES – MILIEUX DE L'APRÈS-MIDI
Le Dernier Soupir de Darling
Melvine n’a jamais été qu’un simple soldat. Enfin, sur le papier, oui. Pilote de char, grade modeste, un rouage parmi tant d’autres dans la grande machine DARGON.
Son franc-parler lui valait souvent une réputation de rigolo de service, un rôle qu’il acceptait sans jamais vraiment le contester. Pourtant, derrière cette façade bruyante se cachait un pilote d’exception, peut-être même le meilleur des unités DARGON, et il le savait.
Mais ce que tout le monde voyait, c'était son humour acide, son stress masqué sous des plaisanteries, et sa grande gueule qui lui valait une réputation difficile à secouer. "Suis un grand garçon", répétait-il souvent, comme une incantation contre la peur.
Mais dans l’escouade, il est surtout connu pour être une grande gueule. Le type qui parle trop, qui balance des vannes même quand il ne faudrait pas, qui fait mine de ne jamais rien prendre au sérieux. Que son humour est une armure rouillée qui grince à chaque phrase.
Lui, il dit que c’est une stratégie de survie.
Les autres, ils disent que c’est un moyen de compenser la trouille.
Son équipage ? Un trio improbable, mais redoutable.
Berny, le chef de char, un flegmatique à l’air imperturbable, dont la voix monocorde ne sert qu’à donner des ordres précis et toujours à bon escient. Son calme contraste avec la fébrilité de Yégor, l’opérateur en tourelle, un sanguin dont l’impatience se mesure à l’ardeur qu’il met à vouloir presser la détente du canon, un impatient qui rêvait plus de faire feu que de respirer. Entre eux, Melvine, moteur humain de leur machine de guerre, un pilote qui parle trop, plaisante trop, pour éviter de trop penser.
Quant à Melvine, il avait une relation bien plus profonde avec leur char d’assaut. Lui bien au contraire il surnomma son char affectueusement du doux surnom de Darling. Il la bichonne, lui parle presque, et passe une main tendre sur son blindage comme d’autres caresseraient une amante. Ce n'était pas juste une machine pour lui, mais une compagne d'acier, la seule à qui il pouvait confier ses angoisses sans risquer de se faire juger. Alors oui, il lui parlait. Oui, il la caressait affectueusement. Et non, il ne l’embrassait pas, il avait quand même sa dignité.
Ses coéquipiers le raillent, ne comprenant pas cet attachement.
Pour eux, un char n'était qu'un amas de métal, une boîte roulante à faire exploser ou se faire exploser. Si ses coéquipiers se moquaient souvent de l’affection qu’il portait à son char, Melvine n’en avait cure.
Mais ce jour là tout bascula pour Melvine est son char Darling.
L’ordre d’attaquer tomba. Aucun mot ne fut échangé, juste un regard entre les membres de l’équipage avant qu’ils ne se précipitent en courant vers leur char. Une chorégraphie rodée, mécanique, fusionnelle. Se faufilant a l’intérieur comme un seul homme, refermant derrière eux la porte d’acier qui les séparait du reste du monde.
Dans un char la claustrophobie vous étouffe chaque jour un peu plus.
Melvine, aux commandes, sent la cage d’acier se refermer autour de lui. La claustrophobie devient un monstre rampant, tapi dans l’ombre de la carlingue. Mais il sait la dompter. Il doit la dompter.
Le claustrophobe n’a pas sa place dans un char. Enfermé dans cette carcasse d’acier, on sent l’air se raréfier, le monde se réduire à un espace exigu où la peur ronge lentement l’âme. Chaque secousse, chaque explosion résonne dans la cage métallique, amplifiée comme un cri lointain d’agonie.
Darling s'élance, traînant derrière lui un panache de poussière et puis la guerre a repris ses droits.
Devant eux, une forme insectoïde figée, un véhicule de reconnaissance kavouri, figé tel un insecte surpris sous la semelle d’une botte. La menace pivota pour ouvrir le feu, mais il était déjà trop tard. Pas le temps pour une belle manœuvre, pas le luxe d’un tir précis. Le canon de Darling ne pouvait pas tirer à cette distance, alors il ne restait qu’une option : le percuter. Les Kavouri, n’avaient rien d’humain. Leur approche brutale du combat avaient coûté cher aux unité DARGON.
Le véhicule ennemi pivota pour tirer une salve.
__ "Contact ennemi !" hurle Berny
— Yégor en armant son canon, on est trop proches pour tirer !
Pas le temps d’aligner un tir. L’ennemi pivote, sa tourelle s’ajuste, l’instant se fige.
Les secondes s’étirent comme un cauchemar suspendu.
Trop tard. Pas le temps d’ajuster le canon. Une seule solution : l’impact.
Berny hurla l’ordre « Harponnage ! ».
Instinctivement Melvine obéit sans réfléchir, il sentit une sueur froide lui glisser dans le dos.
— Marmonnant « Je suis un grand garçon » Melvine hurla « Accrochez-vous » .
Une tactique suicidaire, une méthode de désespéré.
Le choc fut violent.
Pédale d’accélération à fond. Darling rugit, ses chenilles crissent, le blindé se jette vers l’avant. Impact imminent. Le char s’est jeté sur sa proie comme un fauve mécanique enragé. L’équipage s’agrippe. Le choc est titanesque. Le véhicule Kavouri est fauché de plein fouet. Projeté, il vrilla dans les airs avant de s’écraser, disloqué, dans un bruit de métal broyé.
Mais la victoire fut amère. L’essieu du char venait de céder sous la violence du coup. Darling agonisait. Un crissement d’acier, semblable à un cri de douleur mécanique, résonna alors que le char traînait son poids meurtri vers le bord d’une falaise.
L’essieu fracturé, l’acier gémissant sous la souffrance, le char n’était plus qu’un mourant rampant vers l’abîme. Une carcasse blessée qui traînait ses entrailles métalliques jusqu’à la falaise, comme si elle voulait choisir elle-même sa tombe. Melvine ne pouvait rien faire, il tentait de le retenir, mais rien n’y faisait. La carcasse de Darling était à bout de souffle...
À l’intérieur, Berny et Yégor étaient immobiles. Le silence pesant qui régnait dans la cabine était plus assourdissant que n’importe quelle explosion. Il cria leurs noms. Aucune réponse.
Elle se traîne, pantelante, vers la falaise.
Puis, dans un dernier râle métallique, Darling bascula dans le vide.
Il sentit la gravité l’attirer vers l’abîme et comprit que c’était la fin. Il arracha son harnais et se jeta hors du cockpit au dernier moment.
Il s’extirpa in extremis de l’habitacle, sentant la carcasse blindée frémir sous ses mains. Il voulait rester, mais il savait qu’il ne pouvait pas.
Derrière lui, Darling, fidèle jusqu’au bout, glissa lentement avant de disparaître dans le vide, emportant avec elle ses compagnons.
Ses pieds touchèrent terre dans un roulé-boulé chaotique, la poussière lui brûlant les yeux. Quand il se redressa, Darling n’était plus là.
Il a regardé le vide où avait disparu son char, essuyant du revers de la main un mélange de sueur et de poussière sur son visage. Son corps tremblait, son cœur tambourinait. Il aurait pu hurler, pleurer, mais il a juste soufflé, la gorge serrée :
La bataille continuait au loin, mais Melvine n’entendait plus rien.
Il ne ressentait plus rien.
Il s’est avancé, lentement, jusqu’au bord de la falaise. En bas, dans les rochers brisés, le blindé était là, éventré, immobile.
Un silence pesant s’installa.
Il s’écroula sur le sol poussiéreux, le regard perdu dans l’abîme où reposait désormais Darling. Son souffle était court, son corps tremblant, mais un sourire amer se dessina sur ses lèvres gercées.
Puis Melvine se redressa, ce jour-là, Melvine devint le dernier survivant de son équipage.